mardi 3 décembre 2013








TABLEAU 1



Elle a traversé la ville.

Et toute cette agitation.

Ils sont venus pour assister au spectacle ; simple divertissement pour ceux qui peinent à trouver leur propre verticalité.

Sous la coupole des nuées agitées, elles se sont dressées, altières, n’offrant en guise d'or que leur bois mal équarri. La veille de ce jour, dans les replis d’un atelier niché au fond d’une ruelle étroite, entre les hauts murs des maisons à étage, ils se sont affairés à la lueur des lampes, dos ployés luisants de sueur que les diptères ailés dévoraient avidement. Armés de rabots, ils se pressaient, sans mot, honorant une secrète commande. Demain matin dès les premiers éclats du jour, les troupes se mettront en marche, forçant le pas à l’allure domptée de légionnaire. Les chiens méfiants s’écarteront de leur chemin. Ils savent d’instinct qu’il ne faut pas provoquer l’animal fiché dans le cœur des hommes assoiffés de violence. Et elle courre, drapée dans ses voiles de lin que les fibules retiennent à peine. Ces jours derniers, elle est restée sourde à la rumeur hystérique dont la confusion grandissante nouait les mailles d’un filet de haine qui bientôt enserrera la ville blanche.

Elle traverse la cité les pieds sanglés dans des sandales de cuir finement ouvragé, se hâte vers l'Est où se dessine une lisière festonnée d'ifs filiformes, à l’endroit où le soleil s’arrondit. Sa robe se défait. De ses mains manucurées de roses printanières, elle retient les tissus qui lui échappent en glissant sur le sol poudreux du chemin dans un bruit de plainte qui lui évoque les voiles des felouques claquant au vent. Elle s’égare. Elle ne l’a pas soutenu lors de la montée vers la colline, le corps plié sous le poids de la poutre. Une autre femme l’a relayée - Véronique. Elle sait que la multitude bigarrée l’a pressé de toute part lors de l’ascension. Multitude poussée par les centurions à cheval ou plutôt aiguillonnée par les lances dressées, promptes à transpercer les indomptables et les indécis. Ceux qui refusent. Ceux qui ne vont pas dans le sens indiqué. Ceux qui esquissent une diagonale, qui désorganisent l’ordonnancement de la ligne ou qui coupent la file. Ceux-là, sont considérés comme rebelles. Ici, dans la ville blanche on est vite accusé de rébellion. C’est alors l'assurance d'un enfermement dans un puits sombre, sans autre forme de procès que le temps qui vide les corps et les esprits.

Elle arrivera trop tard au sommet du mont. 
Éblouie par les premières lueurs matinales, elle devine les silhouettes informes de la foule qui piétine, sidérée, tendue entre la ferveur et l’effroi. Sur les têtes écervelées, les nuées accélèrent leurs courses. Une dilution savante faite de gris de Payne se mélange au violet sombre d’où fusent quelques lumières ocre-jaune. Un grondement semblable au roulement de tambour fend la terre et le ciel, entrainant l’assemblée dans une confusion des corps qui s’entremêlent. Danse.

Elle fend le rempart formé par les corps des soldats et des curieux. Se jette à ses pieds dans un geste d'imploration. Libre orante. Puis, joignant les mains elle lève vers lui un regard suppliant. Les yeux clos derrière ses paupières baissées ne la voient plus. Ni elle ni le monde.