La robe
Elle n’aurait jamais dû se
trouver sur ce trottoir en cette fin de journée printanière. Visiblement, le
soleil renoncera à faire son apparition. Le ciel est gris dehors comme dedans,
à l’égale de son humeur. Les hauts murs de la ville encadrent les petites
fenêtres aux vitrages obscurs, fermées sur des intimités qui ne se dévoilent
pas. Les toits d’ardoises vieillies par le temps ont perdu de leur éclat. Un
lichen insistant les recouvre d’une étoupe rugueuse de couleur rouille, leur
donnant cet air sinistre qui éteint l’éclat de la cité – tout est pesant,
l’absence de lumière alourdit l’ensemble. Seules les vitrines ornées d’objets
hétéroclites apportent un semblant de vie. Malgré la sensation de tristesse,
elle aime le silence qui se dégage de cet endroit si particulier qui a
accueilli un siècle plus tôt une cohorte de peintres qui ont su faire école
grâce à leur palette de couleurs vives, en quête de lumière. Une robe posée sur
un mannequin en osier attire son regard. Elle se détache de la multitude par la
délicatesse de ses couleurs. De grosses pivoines nuancées de rose tyrien et de
rouge vermillon et carmin ornent le tissu de crêpe nacré de blanc selon un agencement
censément aléatoire. Çà et là, un feuillage composé de taches vertes et brunes encadre
les fleurs. De coupe simple, la robe semble attendre le corps idéal pour entamer
un duo romanesque.
Le son cristallin d’une sonnette signale
son entrée. Une atmosphère feutrée et chaude repousse le morne extérieur à la
limite du palier. La chaleur de l’endroit et le brouhaha des personnes agitées
de gestes vifs dénouent les fils de ses sombres pensées. Un fier sourire
l’accueille. Promptement, elle désigne la robe convoitée en nouant ces deux
bras au niveau de la taille du vêtement. Puis, d'un instinct animal, elle
plonge son visage dans le soyeux de la trame en respirant bruyamment son odeur
de terre mouillée. Le rideau de velours rouge de la cabine d’essayage l’absorbe
dans ces plis, l’isolant de l'ambiance animée du magasin – longue inspiration –
moment de suspension – détachement du réel.
Prestement, elle enlève ses
vêtements en les déposant doucement sur la moquette lustrée par les nombreux
piétinements, comme pour éteindre le désir pressant de revêtir la robe – s’en
suivra l’envolée lyrique pressentie. Un bref regard vers le miroir situé à
l’angle de l’enclos retient son regard. Elle esquisse une moue de dépit à la
vue de l'image du corps blanc qui lui fait face et qui se défait vers une
inévitable chute. Elle pense soudainement au pantin désarticulé qu'elle a
longuement contemplé dans la vitrine voisine. Comme pour se
rassurer, elle serre dans ses mains le tissu à l’apparente fragilité. Puis elle
lisse fébrilement un dessin de pivoine qui déploie la finesse de ses formes
dans toute la crudité de l’instant. Elle se sent transportée dans cet extrême
qu’un orient met en exergue en une beauté éphémère – la femme. Le miroir
l’égare, il ouvre une perspective semblable à un gouffre dans ce lieu en repli
du monde qui l’attire vers une folie. Trois coups brusques la font sursauter, l’extrayant
brutalement de cet excès d’irréalité. Prestement, d’un geste assuré, elle
enfile le vêtement qui amorce sa lente coulée douce sur son corps. Elle lit
dans le reflet du miroir son image qui tremble, bouche béante – elle laisse
échapper un cri.
Le vêtement perd sa forme et son
éclat. Seul, le chant incarne avec force la dramaturgie de l’endroit. La fleur
semble s’épanouir encore davantage. La robe ne se dérobe pas. Elle habille le
corps d’une théâtralité de quelque chose qui s’absente. Dans l’espace exigu de
la cabine, la même scène se joue à huis clos. L’éclat spéculaire de la fleur poursuit
son épanouissement à l’endroit du cœur, imbibant le tissu de sa sève rutilante.
En tombant, le corps a décroché le lourd rideau de velours la recouvrant – elle
– la femme – d’un linceul de pourpre.
Les applaudissements ont retenti
sur le dernier cri de Madame Butterfly.